François Lemaire
Le 10 août 1960, François
Lemaire naissait dans la maison familiale de Dizy-le-Gros, dans
le Nord de la France. Il est le cinquième enfant d’une
famille de six, tous nés en sept ans grâce à
la méthode du Docteur Ogino. Sa mère s’appelle
Marie et son père Joseph. Il est baptisé le 15 par
le père Michel qui glisse à l’oreille de son
père, « celui-là, Joseph, il sera prêtre
». Regardant sans doute d’un peu trop près les
douze tableaux du chemin de croix, installé sur les épaules
de son père, l’enfant comprit bien vite qu’il
était appelé à un autre destin. Il lui suffit
d’une rencontre avec le peintre Moustache, le Van Gogh du
canton à l’âge de sept ans (l’âge
de raison) pour s’en convaincre. Malgré un fort sentiment
de culpabilité, il se sent irrévocablement attiré
par la couleur : les champs de blé, le vert luzerne, la pierre
blanche, l’ardoise, les roses et les lilas de sa grand-mère
maternelle. C’est une période dense, faite d’émerveillement
de la nature mais c’est aussi pour lui une période
de trouble. Il voit son père partir chaque semaine dans le
Sud de la France à la recherche de la ferme de ses rêves.
Ces absences dureront pendant quatre ans mais le père ne
la trouvera jamais et ne réussira pas à rapporter
de ses voyages les couleurs du soleil qu’il avait promises
à son fils. Il vole toutes les pièces jaunes dans
le porte-monnaie de sa mère pour acheter des carambars, des
crayons et des gauloises vertes chez Fernand. Il voit dans les murs
de sa chambre des fantômes qu’il retrouvera bien plus
tard dans une exposition de Dubuffet. Il vole aussi des fruits dans
les vergers, s’extasie devant la peau d’une pomme et
se laisse aller à une sorte de contemplation qui frôle
la mélancolie. Des symptômes graves apparaissent, il
ne peut pas manger la peau des pêches qui crissent comme les
bas de sa mère, exige un bureau rouge avec deux tiroirs à
clefs, il approuve le mouvement de mai 68 et soutient la grève,
il fait sienne cette révolte et se sent devenir un homme
près à tous les défis, mais paradoxalement,
l’enfant pleure à la mort de De Gaulle.
En 1969, Joseph Vallejo, rapatrié d’Algérie,
est instituteur à l’école des garçons.
L’enfant va passer son temps à se demander si réellement
Monsieur Vallejo a un pied noir. Il faudra attendre l’été
pour le savoir. C’est le choc. A part les poils sur le gros
pouce, sa couleur orangée le soulage du noir. L’enfant
retrouve en lui le sourire qui lui manquait. Joseph Valejo voit
en l’enfant un penchant pour la peinture et l’écriture.
Républicain, il le détourne de son destin religieux.
C’est décidé, il sera journaliste-peintre et
ses articles paraîtront dans l’union, le journal de
la résistance. Joseph Valejo, pédagogue hors pair,
lui donnera le feu vert en lui glissant ses mots dans son cahier
de peinture. « ne t’inquiètes pas pour la technique,
elle ne doit être là que pour mettre en lumière
la profondeur des sentiments. » C’est le choc. François
Lemaire a neuf ans. Il fait alors sa première exposition,
à l’école, sur le thème : « La
vache en feu ». Il recevra des mains de son grand-père,
maire du village, le premier prix de peinture. Tout va très
vite. L’enfant se perd dans les couleurs rouge sang du bœuf
écorché de Jules, le boucher. Il invente le tâchisme
sur le mur de sa chambre et transforme ses fantômes en animal
familier. Chaque trou seront des yeux, chaque œil, le cœur
même de l’animal.
En 1970, la séparation brutale d’avec Joseph. Vallejo
et le déménagement de la famille à Nampcelles
la Cour, le plonge dans la stupéfaction. Les années
de plomb commencent. François entre dans une sorte de prostration
et promet de ne jamais rien faire pour satisfaire ses nouveaux maîtres,
dont le châtiment corporel est la seule règle de pédagogie.
Son désir de fugue devient de plus en plus intense et la
lecture du Grand Meaulnes, ainsi que de Deux ans de vacances de
Jules Verne, lui procurent le contrepoison à l’angoisse
qui l’étreint. L’adolescent est mélancolique.
Refusant de se remettre à peindre, il écrit des poésies
et passe maître dans l’art d’écrire des
quatrains au kilomètre. On remarquera au passage que dans
plusieurs de ses poèmes, on retrouve le mot « goélette
». Il aurait pu se spécialiser dans la peinture marine
mais l’Encyclopédie de l’art moderne, offert
à sa sœur par son grand-père à Noël
lui permet de découvrir autre chose que la marine deux balles.
Le ciel s’éclaircit et la couleur revient dans les
songes. Il a maintenant seize ans.
Dans le livre de sa soeur qu’il feuillette clandestinement
dans sa chambre, les femmes s’y montrent davantage encore
que dans le catalogue des trois suisses, un type se permet de concevoir
un tableau carré blanc sur fond blanc , les pissotières
deviennent des œuvres d’art et contrairement aux trois
suisses, on peut voir en direct l’origine du monde.
C’est la période de l’amour. L’emerveillement
des formes, les humeurs changeantes, le goût de la première
gorgée de bière, les boums du samedi après-midi.
Ses amis viennent en mobylette, lui, avec sa mère. Il a seize
ans. La peinture ne fait pas viril et la poésie maritime
devient une galère ! Il a peur.
Comment en avoir, une qui se voit bien? Dans le vestiaire du foot,
il évalue les différentes grosseurs, se rassure avec
l’une, se désespère de l’autre. Mais la
mobylette est l’objet de toutes les attentes. Nadine est à
six kilomètres, Isabelle à dix et Caroline à
douze. Il menace de redoubler sa classe s’il n’obtient
pas un vélo. Maligne, la mère renverse le challenge
et lui promet un vélo s’il obtient 12,50 de moyenne
générale avec les encouragements des professeurs.
Le pari est gagné mais à la fin de l’année,
alors qu’il va rentrer en première, Nadine, Isabelle,
comme Caroline montent déjà sur des motos.
La technologie sera pour lui un cauchemar et il devra attendre plus
de quarante ans pour acheter sa première voiture. C’est
alors qu’il comprend que la lenteur, l’absence d’un
désir féroce de céder à une société
de consommation seront ses atouts. La peinture et la poésie
sont les bastingages des âmes sensibles. Tant pis pour la
mob !
Pour autant l’écco-économicus pèse de
tout son poids dans la balance. Si le choix de peindre se confirme
dès ses vingt ans, il se rend coupable d’en éprouver
du plaisir et va jusqu’à refuser de vendre jusqu’à
l’âge de trente ans. Et c’est seulement lorsqu’il
aura accumulé une énorme dette auprès de son
psychanalyste et près de deux cent toiles dans son petit
atelier à Ivry, qu’il commencera à vendre. En
Allemagne pour commencer, -il répare la dette du grand-père,-
puis en Suisse, il passera par l’Espagne et, les français,
soucieux de faire l’Europe en même temps que tout le
monde, suivirent ! Il est enfin libéré de tout ce
poids mais reste méfiant. Il identifie les fâcheux,
les répertorie et évite de les écouter. Malgré
cette vigilance de tous les instants, il faillit rechuter à
Bruxelles. C’était dans un fameux cocktail chez un
couple plein aux as. Le golden-boy s’est approché de
lui sournoisement et avec un large sourire et en lui tendant la
main lui dit : « Alors c’est vous qui faîtes de
la peinture ? » Solide et carré dans les coins, François
répondit tout connement « Oui. » C’est
alors que le Golden lui balança « C’est bien
comme hobby !». C’était vers minuit, un bouchon
de champagne a éclaté sans qu’aucun des convives
n’ait vu d’où il venait.
Aussitôt, ils entendirent un cri, c’était la
femme du golden boy, une grosse blonde, avec des gros seins, elle
venait de le prendre en pleine gueule.
Depuis ce temps, François Lemaire hobbise*.
Paris, mai 2003
*Hobbiser : Êverbe du 1er groupe, être
heureux de ce qu’on fait en sachant que la production immatérielle
n’a de sens que pour l’histoire.